Au nom de son père
Mon père, le plus pacifique des hommes, avait obtenu d’être mobilisé comme ambulancier, en première ligne, parce qu’il refusait de tuer. Sur le front de Verdun, justement, il se proposa comme volontaire pour chercher des blessés qui agonisaient. Ces blessés étaient allemands. Il le savait. Il savait aussi qu’il lui faudrait traverser les nappes de gaz, et qu’il devrait à un certain moment enlever son masque, afin de mieux distinguer les corps sur la terre, car c’était la nuit, et on devait agir vite. Il n’hésita pas. Il fit ce qu’il pensait devoir faire. Il revient de « là-bas » les poumons brûlés.
Après la guerre, pendant plusieurs années, je le vis encore s’affaiblir de jour en jour, souffrir, devenir une ombre.
(...) Ma douleur n’avait d’égale que ma colère contre ceux dont il était la victime. J’étais alors un adolescent furieux et meurtri. « Père, lui dis-je, je te vengerai, sois assuré, je te vengerai des Allemands ». Quand il entendit ces mots, mon père me regarda longuement. Je vis sur son visage une grande tristesse, à laquelle succéda bientôt une sorte de paix. Il me parla comme dans un souffle. « Mon petit, dit-il, mon petit, tu es encore si jeune, je te comprends, mais ce n’est pas ce qu’il te faudra faire… les peuples, les pauvres peuples, vois-tu sont tous des victimes. Tous… Jure-moi plutôt de lutter contre ceux qui les conduisent à la mort… ». Il se tut, sans doute pour reprendre forces, puis il ajouta: «jure-moi aussi de tendre la main aux allemands, par-dessus ma tombe ».
Je crois que ce furent ses derniers mots. Il entrait en agonie. Quelques heures après, il mourut. Dans la cour, des petits écoliers, faisaient une ronde en chantant. Mon père est mort dans une chanson d’enfants. Leur ronde fut sa plus belle couronne.